Je vous sauverai tous

roman d'Emilie FRECHE

Je n'ai pas de haine en moi.

J'ai juste une infinie tristesse.

Et encore l'espoir fou que tu reviennes.

Hachette Romans, 2017, 285 p.
Hachette Romans, 2017, 285 p.

Parce qu’elle est sans aucune nouvelle d’Eléa, sa fille de 17 ans embrigadée par Daesh et partie en Syrie il y a maintenant six mois, Laurence commence à tenir un journal. Écrire l’empêche de céder entièrement à la douleur qui la ronge chaque jour davantage, à la colère de n’avoir rien vu venir, et de n’avoir pas su comprendre que tout allait basculer. 

 

À ses mots répondent ceux du journal intime d’Eléa, écrits un an auparavant. On découvre peu à peu comment pour cette jeune fille la frontière qui sépare influence et conviction a été franchie. Comment aux rêves d’avenir, aux premiers émois amoureux, aux amitiés sereines, se sont substitués la manipulation, la soumission, l’extrémisme…

(texte éditeur)

Mon avis :

Un roman bouleversant parce qu'il a l'originalité d'aborder l'embrigadement du point de vue des parents de la victime.

"Xate Shingali venait de créer un bataillon de 123 femmes pour se battre contre les soldats de Daech sur la frontière kurde" (p.114)
"Xate Shingali venait de créer un bataillon de 123 femmes pour se battre contre les soldats de Daech sur la frontière kurde" (p.114)

Ce roman adopte en effet trois points de vue qui s'alternent : celui de la mère, qui souffre que tout se soit "déroulé sous mon toit, sous mes yeux" sans qu'elle n'ait rien vu ; celui d'Eléa, jeune fille comme les autres, pleine de vie et de projets, et qui pourtant s'est laissée manipuler ; celui du père enfin, qui sombre dans la folie, la situation lui rappelant de terribles événements de son passé.

 

"Je voudrais être un homme fort, digne, mais je ne suis qu'un pauvre type terrifié", avoue Samir, interné en hôpital psychiatrique. Pour ce musulman originaire d'Algérie, c'est un islam dénaturé qu'on a transmis à sa fille, basé sur une lecture au premier degré, hors contexte et donc erronée, du Coran. Aux antipodes de "l'islam éclairé" qu'il pratique, celui de Daech est "un totalitarisme qui n'avait rien à envier aux méthodes hitlériennes". Pour cet homme traumatisé par la guerre civile algérienne des années 1990, l'islamisme radical est "un cancer rongeant nos démocraties" dont il ne se remettra pas.

 

Dans le journal rédigé par sa fille, rien ne permet véritablement de déterminer à quel moment tout a dérapé. Une expérience amoureuse désastreuse, une annonce passée sur les réseaux sociaux pour s'engager dans une mission humanitaire, un contact avec une association "qui m'a l'air super et très sérieuse" et des échanges Facebook avec un inconnu qui se surnomme "Désir de Paix" dont la gentillesse lui fait oublier son ex petit ami... Comme dans Ma meilleure amie s'est fait embrigader, l'auteur évoque les vidéos manipulatrices utilisées par les recruteurs pour convaincre les jeunes de rallier la Syrie. Un véritable lavage de cerveau ultra efficace, puisque force est de constater qu'il "n'y a pas de profil type, nos enfants sont tous des cibles potentielles"... Plus le texte avance plus le contraste est choquant entre ce père se remémorant des souvenirs attendris et les propos haineux de sa vie à l'égard de ses parents, ces "kouffars" (mécréants). Le récit d'Eléa/Oum Soumeyya s'arrête à la veille de son départ alors que, ayant trompé son entourage en appliquant la taqiya ("dissimulation") bien qu'on l'ait surprise à porter le jilbab (voile intégral), elle se trouve entièrement sous l'emprise de son "prince" telle une "pauvre marionnette".

 

C'est en combattant le djihadisme que Laurence a décidé d'affronter sa douleur. Engagée dans des groupes de parole dans le cadre de la cellule de déradicalisation du gouvernement, elle accepte de témoigner auprès de jeunes filles qui ont connu la même situation que la sienne : "J'ai dit à ces jeunes filles que porter le voile intégral me semblait indigne du combat mené par celles qui nous avaient précédées pour que nous puissions, nous, femmes des années 2010, jouir pleinement de nos droits et de notre liberté." Car ce qui attend en réalité ces converties dans les maqqars syriennes, c'est bien le statut d'esclave sexuelle... Aux côtés de grandes figures de l'engagement pour la paix et le rapprochement entre les communautés telles que Latifa Ibn Ziaten et Xate Shingali, Laurence se bat notamment pour faire amender l'autorisation de sortie du territoire pour les mineurs votée en 2013, qui facilite le passage en Syrie via la Turquie. Elle prendra aussi sous son aile la jeune Solenn qui finira par comprendre que "il n'y avait pas de choix à faire entre la République et sa religion, qu'elle pouvait aimer à la fois la France et l'islam." Un message de tolérance fort et noble qui ne suffit malheureusement pas à les "sauver tous"...

 

Patricia Deschamps, janvier 2018


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