Mémoires d'une jeune fille rangée

autobiographie de Simone de BEAUVOIR (1908-1986)

Il me répéta que notre société ne respecte que les femmes mariées. Je ne me souciais pas d'être respectée.

 

Paru en 1958, Mémoires d'une jeune fille rangée est le premier volet de l'œuvre autobiographique de Simone de Beauvoir. Suivront La Force de l'âge, La Force des choses, Tout compte fait, textes auxquels on peut rallier le récit Une mort très douce (1964).

Le titre féminise celui d'un roman de Tristan Bernard, paru en 1899, Mémoires d'un jeune homme rangé.

 

L'oeuvre décrit les vingt et une premières années de l'auteur : de sa toute petite enfance à sa réussite à l'agrégation de philosophie en 1929.

 

Source : Wikipedia

Mon avis :

Après avoir lu Le deuxième sexe, j'étais curieuse de comprendre comment une jeune fille de bonne famille en était venue à écrire le premier manifeste féministe de son temps.

Beauvoir remonte aux souvenirs de sa petite enfance (ce qui est étonnant vu qu'elle a déjà 50 ans à la publication de ses mémoires...), se décrivant comme "une petite fille très gaie, protégée, choyée" et déjà "amusée par l'incessante nouveauté des choses". Bonne élève, elle a le goût d'apprendre et surtout aime être félicitée, ce qui l'encourage à toujours faire mieux mais l'enferme aussi dans le personnage de petite fille sage qu'elle s'est composée. Sûre de l'admiration de ses parents, elle fait beaucoup de caprices ("Je désobéissais pour le seul plaisir de ne pas obéir.") et commence déjà "à ne pas considérer comme insurmontables les règles". Son père, "acteur et homme du monde", l'ouvre à "la vie intellectuelle". Sa mère, fervente catholique, dirige sa "vie spirituelle". Toutes deux vivent "dans une sorte de symbiose" : "Elle m'inculqua le sens du devoir, ainsi que des consignes d'oubli de soi et d'austérité. J'appris de maman à m'effacer, à contrôler mon langage, à censurer mes désirs, à dire et à faire exactement ce qui devait être dit et fait. Je ne revendiquais rien et j'osais peu de choses." La fillette grandit donc au croisement de deux personnalités, deux modes de pensée quasi opposés, qui contribuent chacun à alimenter son être en devenir.

 

Plusieurs éléments vont venir perturber cet état des choses. Tout d'abord "les affaires de mon père marchaient mal" et voilà la famille obligée de déménager dans un logement plus modeste et de réduire considérablement son train de vie. D'autre part Simone entre dans l'adolescence et vit plutôt mal la période de la puberté ("Mon corps changeait; mon existence aussi : le passé me quittait"). Avec une mère pieuse, pas question de coquetterie (il faut être une dame "comme il faut") et Simone n'arbore ni jolie robe, ni coiffure soignée, ni maquillage, ce qui ne l'aide pas à se sentir épanouie. Cette période marque une rupture affective avec ses parents : elle se sent "à jamais déchue" aux yeux de son père qui la voudrait plus brillante en société (ce qui ne l'intéresse pas voire l'ennuie), et s'éloigne de sa mère dont elle ne partage plus le caractère pieux ("Ainsi reléguai-je Dieu hors du monde"). Les transformations de son corps et ses premiers émois sont d'autant plus difficiles à traverser que sa mère répugne à aborder "les questions physiques". Élevée au milieu des tabous sexuels ("L'inconvenance ne se confondait pas tout à fait avec le péché mais suscitait des blâmes"), Simone l'intellectuelle ne connaît ni ne comprend rien aux choses du corps.

 

Mais en même temps, cette période accentue son côté contestataire : "Les réponses: "Ça se doit. Ça ne se fait pas", ne me satisfaisaient plus du tout." La jeune fille a "un impérieux besoin" de savoir, et aussi de liberté. Deux personnes prennent, à partir de ce moment-là, une importance capitale dans sa vie : son cousin Jacques et son amie Zaza. Avec Jacques, Simone s'interroge sur l'amour. On trouve, tout au long de cette autobiographie, de longs et récurrents passages pendant lesquelles elle se demande si elle l'aime ou pas (et vice-versa). En tout cas une chose est sûre : "Je n'étais pas vouée à une vie de ménagère". La question féministe émerge en effet très tôt : si, petite, "je ne déplorais pas d'être une fille", "je considérais toujours avec déplaisir le mariage". "Quand j'évoquais mon avenir, ces servitudes me parurent si pesantes que je renonçai à avoir des enfants". Simone tient à son indépendance plus que tout et préfère "infiniment la perspective d'un métier à celle du mariage" parce qu'elle "autorisait des espoirs". Plus tard elle nuance ses propos : "Je ne me marierais que si je rencontrais mon pareil, mon double"... et Jacques, au final, ne semble nullement correspondre à ces attentes (mais lui aurait sûrement gagné à épouser une femme comme Simone...). Quant à Zaza, elle est le malheureux exemple de ces jeunes filles brimées de l'époque à qui l'on impose leur propre vie : on la voit au fil des années perdre cette vivacité et cette indépendance qui subjuguaient tant Simone, victime d'amours contrariées et "de ce que je considérais comme un abus de pouvoir" de la part de sa mère...

 

C'est aussi à cette période que la jeune Simone se met à écrire, dans un journal (qui a dû servir de support à la rédaction de ses mémoires car elle y cite des extraits ainsi que des passages de lettres), non sans arrogance : "J'avais spontanément tendance à raconter tout ce qui m'arrivait : si je relatais dans une rédaction un épisode de ma vie, il échappait à l'oubli, il intéressait d'autres gens, il était définitivement sauvé." Mais "la grande affaire de sa vie" (en dehors des études), c'est la lecture. Le texte abonde de références littéraires qui l'alourdissent quelque peu. A cause de la piété de sa mère, Simone ne peut pas lire ce qu'elle veut et "aucun de ces ouvrages ne me proposait une image de l'amour ni une idée de mon destin qui pût me satisfaire", mais "malgré leur conformisme, les livres élargissaient mon horizon". Et puis avec l'âge, elle va peu à peu réussir à accéder à des "opinions subversives".

 

L'entrée dans les études supérieures marque un nouveau tournant dans la vie de Beauvoir. Dans son milieu, "on trouvait alors incongru qu'une jeune fille fît des études poussées; prendre un métier, c'était déchoir. Il va de soi que mon père était vigoureusement anti-féministe", cependant elle tient bon, s'accrochant à la perspective de quitter enfin le domicile familial. Et puis la philosophie, "discipline qui pose des questions", lui convient parfaitement, bien mieux que la filière littéraire. De nombreuses rencontres jalonnent ces années, et ses professeurs comme ses camarades étudiants (Pradelle, Garric, Nodier, Herbaud...) contribuent à faire évoluer sa pensée. On croise des noms célèbres comme Merleau-Ponty et Lévi-Strauss, mais aussi la brillante Simone Weil, première de ces "bêtes à concours". Les femmes sont rares dans le milieu ("Les femmes qui avaient alors une agrégation ou un doctorat de philosophie se comptaient sur les doigts de la main : je souhaitais être une de ces pionnières") et leur "'infériorité intellectuelle" admise par "beaucoup de mes congénères" mais Simone fait tout de même sa place et ses preuves, que ce soit dans les cours à la Sorbonne, les séances de révision à la (bibliothèque) Nationale ou les conversations enlevées autour d'un verre.

 

Malgré tout la jeune femme se sent "toujours très seule", habitée par des "angoisses métaphysiques" qui la plonge dans un état dépressif permanent : "Je me réveillais le matin dans l'ennui, et mes journées se traînaient tristement". Elle ressent la nécessité de "servir" mais "à quoi ? à qui ?". Autour d'elle, "les gens se résignaient à exister en vain, pas moi". Simone a besoin d'"être aimée, être admirée, être nécessaire ; être quelqu'un" mais elle a le sentiment que "personne ne m'admettait telle que j'étais"... Elle refuse de subir une voie tracée, ne voit aucun intérêt aux mondanités, sans pour autant réussir à combler ce manque par autre chose. Encouragée par Stépha, une Polonaise faisant fi des conventions, elle "s'enhardit", "allant boire au bistrot", se laissant "accoster dans les rues", cependant cette attitude ne lui ressemble pas vraiment. Elle revient à ses compagnons philosophes, se confrontant intellectuellement à eux : "Je m'étais aperçue que beaucoup de mes opinions ne reposaient que sur des partis pris, de la mauvaise foi ou de l'étourderie, que mes raisonnements boitaient, que mes idées étaient confuses", ce qui l'encourage à redoubler de travail.

 

Parmi eux, un certain Jean-Paul Sartre, étudiant "prodigieusement intéressant" qui, "sauf peut-être quand il dort, pense tout le temps" et chez qui "se trouvaient déjà en germe ses idées sur l'être, l'existence, la nécessité, la liberté". Pas de coup de foudre dévastateur, pas d'entrée en fanfare dans la vie de Beauvoir qui dans un premier temps, évite même le tête à tête qu'il réclame par amis interposés. Mais rapidement tout de même, au fil des discussions, Simone éprouve ce sentiment que "Sartre répondait exactement au vœu de mes quinze ans : il était le double en qui je me retrouvais". Et si ce premier tome se clôt sur un tragique événement concernant Zaza, on retiendra cette ouverture prometteuse de nouvelles et belles années à venir : "Avec lui, je pourrai toujours tout partager. Quand je le quittai au début d'août, je savais que plus jamais il ne sortirait de ma vie".

Patricia Deschamps, mars 2019


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