Le vieux qui lisait des romans d'amour

roman de Luis SEPULVEDA

Ils fumèrent et burent encore, en regardant couler l'éternité verte du fleuve.

Seuil, 1997, 128 p. (Points)
Seuil, 1997, 128 p. (Points)

El Idilio est un petit village aux portes de la forêt amazonienne. Un enfer vert peuplé de chercheurs d'or, d'aventuriers de tout poil en quête d'un Eldorado imaginaire, d'Indiens Jivaros rejetés par leur peuple.

 

La découverte par les Indiens Shuars d'un cadavre d'homme blond atrocement mutilé met le feu au village. Malgré les accusations hâtives du maire qui désigne les Indiens, Antonio José Bolivar diagnostique dans cette mort non pas la main de l'homme mais la griffe d'un fauve...

 

Le vieil homme, aguerri aux mystères de la forêt et grand lecteur de romans sentimentaux, se voit bientôt contraint de se lancer dans une chasse au jaguar de tous les dangers...

(4e de couverture)

Mon avis :

Ambiance exotique pour ce récit aux allures de conte écologique.

C'est dans une nature hostile, une "région maudite", un "enfer vert", que vit le vieux Antonio José Bolivar Proaño. Jaguars, anacondas et autres "moustiques qui attaquent en cherchant les lèvres, les paupières, le moindre coin de peu sensible" règnent dans cette jungle amazonienne menant la vie dure aux quelques hommes vivant dans le petit village d'El Idilio en bord de fleuve, qui ne voit guère passer de monde si ce n'est un bateau, le Sucre, deux fois par an pour le ravitaillement. Les personnages sont peu nombreux mais pertinemment caractérisés : le livre s'ouvre sur le dentiste arracheur de dents, ridiculise l'énorme, incompétent et corrompu maire des lieux ("la Limace"), vante les qualités du peuple des Shuars, tandis que le reste des habitants constitue un groupe indistinct.

 

Et puis il y a le vieux, figure incontournable d'El Idilio, admiré et respecté par tous (sauf le maire). Le vieux a une passion surprenante en ces lieux : il sait lire ("l'antidote contre le redoutable venin de la vieillesse"), et adore tout particulièrement les romans d'amour. Loin de le discréditer aux yeux des autres, cette activité lui apporte une sagesse supplémentaire. Car Antonio José Bolivar a autrefois vécu avec les Shuars, qui lui ont transmis tout leur savoir-faire. Il sait prévoir les comportements des bêtes sauvages, s'en protéger, et surtout les respecter. Avec la lecture, ses connaissances s'étendent au-delà de ce coin hostile : il découvre d'autres lieux ("Ce qu'il aimait par-dessus tout imaginer, c'était la neige."), d'autres mœurs, d'autres philosophies, ce qui le rend encore plus admirable. Et l'influencera dans sa traque de la femelle jaguar.

 

Dans cette affaire de cadavres lacérés, "nous savons que le fautif, c'est un gringo. Il chassait hors saison, et des espèces interdites." En l'occurrence, celui-ci s'est attaqué aux bébés jaguars faute d'avoir le cran d'affronter les félins adultes. Ce sont ces colons sanguinaires et irresponsables qui détruisent la forêt et ses occupants, s'acharnant sur les animaux par fierté ou pour le gain, décimant tout avec "leurs énormes machines ouvrant des routes" : "C'est le gringo, le responsable de la tragédie, le maire, les chercheurs d'or, tous ceux qui souillaient la virginité de son Amazonie"... Or, "ici, au cas où vous ne seriez pas au courant, c'est la forêt qui nus entre dans les tripes", et l'humain ne peut s'en sortir indemne... Dans l'esprit de la femelle jaguar (tel que l'interprète le vieux), ce sont tous les hommes qui doivent payer pour celui-là. Quasi personnifiée, elle se voit attribuer des sentiments et une attitude humaines rappelant les histoires d'amour douloureuses que le vieux affectionne tant... sans que l'on puisse déterminer si l'animal est véritablement doué de ces émotions ("C'est ça que tu voulais ? Que je lui donne le coup de grâce?"), ou si c'est le vieux qui en parle "avec des mots si beaux que, parfois, ils lui faisaient oublier la barbarie des hommes".

Patricia Deschamps, juin 2018


 

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