Le bouc émissaire

Daphné DU MAURIER

♦ Roman adulte

Nous possédons tous des moi multiples.

Deux hommes se croisent au buffet de la gare du Mans et sont stupéfaits de constater qu'ils sont en tout point semblables, même stature, mêmes yeux, même sourire, même voix.

 

John est anglais, en vacances en France. Mal dans sa peau, il songe prolonger son séjour par une retraite dans un monastère. Rien ni personne ne l'attendent outre-Manche. Personnage falot, sans amis, il ne sait trop que faire de sa vie.

Jean de Gué, lui, est châtelain, étouffé par une famille qu'il juge envahissante. Il croule sous les dettes.

 

Après un dîner bien arrosé, Jean propose à John d'échanger leurs vies. Devant la réticence de ce dernier, il le drogue, s'empare de ses effets et disparaît. John n'a plus qu'à enfiler les vêtements de Jean et à suivre le chauffeur.

Texte : isabelleisapure pour Babelio

 

Mon avis :

Encore une intrigue captivante de Daphné du Maurier, entre mystère et tension.

L'écriture vous happe dès les premières pages, avec ses descriptions vivantes et ses personnalités profondes. Le choix de la première personne immerge dans les émotions du héros, embarqué malgré lui dans une mascarade aux allures de piège: en usurpant son identité, Jean de Gué lui a donné l'occasion de se débarrasser de sa petite existence morne et déprimante ("Il m'avait donné ce que je demandais: un moyen de pénétrer où je voulais"), mais la famille qu'il lui a laissé en héritage n'est peut-être pas un cadeau!

 

On retrouve dans le château de Saint-Gilles l'ambiance de Manderley, entre faste passé et secrets enfouis ("Une mélancolie indéfinissable enveloppait ce décor silencieux comme dans les lieux d'où les rires et la vie se sont enfuis"). John ne connait rien de la vie de Jean, et il s'efforce de jouer son rôle le mieux possible. Car une fois passés le choc ("On n'a pas tous les jours l'occasion de se trouver nez à nez avec soi-même"), la colère et le désœuvrement, c'est bien d'un jeu dont il s'agit, puisque la ressemblance entre les deux hommes est si confondante que ses proches eux-mêmes s'y trompent ("J'étais possédé par un sentiment de liberté jamais éprouvé, l'impression que rien de ce que je faisais ne comptait désormais.", "Je pouvais agir à ma guise, dire et faire tout ce qui me plaisait"). Dès lors Jean enquête pour deviner qui est qui, et les relations qui le lie à chacun des membres de cette famille particulière où il semble détesté par certain(e)s et adoré par d'autres. C'est à la fois intrigant et drôle, car forcément il fait des gaffes. Les pièces du puzzle se mettent en place au fil de conversations à demi-mots et grâce à la petite Marie-Noëlle qui, du haut de ses dix ans, livrent de précieuses informations en toute naïveté.

 

Mais peu à peu John se montre plus investi dans ces relations familiales qu'on lui a imposées. Quelle étrange maladie touche Mme la comtesse? Pourquoi Françoise semble si nerveuse au sujet de sa grossesse? Pourquoi Blanche ne lui adresse-t-elle jamais la parole ni même un regard? "Pourquoi, en somme, Jean de Gué avait-il disparu"? N'avait-il pas "raté sa vie" et fui celle-ci? John n'a pas le même caractère que Jean et les tensions apparemment provoquées par ce dernier le touchent ("il était un raté plus encore que moi"). Tout comme il se sent concerné par la faillite de la verrerie familiale tenue avec Paul, qui embauche les paysans habitant leurs terres. Il y a de très belles scènes où John arpente la campagne (et de très belles peintures de rue aussi), où il savoure les paysages qu'elle(s) offre(nt), prend le temps de discuter avec les gens à son service. Le quotidien modeste voire misérable de ceux-ci ne le laisse pas indifférent, tout comme il est sensible aux querelles qui règnent au château. Et s'il y avait possibilité de corriger les actes passés de son jumeau? John peut-il faire mieux que lui? Ou bien va-t-il "le remplacer assez lamentablement"?

 

Si l'on devine parfois les événements passés bien avant le principal protagoniste, le récit tient constamment en haleine et s'intensifie même dans les derniers chapitres. John "joue avec des vies humaines" sans toujours en maîtriser les conséquences, d'autant plus que ses actes sont souvent mal interprétés par les autres. Et pendant ce temps, que fait le véritable Jean de Gué? Va-t-il chercher à réintégrer sa place? Le suspens ne nous lâche pas jusqu'à la dernière page et une fois de plus, c'est avec regret que l'on quitte l'univers si particulier et si intense de l'auteure.

 

Patricia Deschamps, novembre 2019


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