La grammaire est une chanson douce

roman de Erik ORSENNA

Combien de mots employais-je avant la tempête? Deux cents, trois cents, toujours les mêmes... Ici, faites-moi confiance, j'allais m'enrichir, je reviendrais avec un trésor.

Le livre de poche, 2003
Le livre de poche, 2003

Jeanne, 10 ans, et son frère Thomas, 14 ans, prennent le bateau afin de rejoindre leur père en Amérique pour les vacances.

 

Mais le paquebot fait naufrage à cause d’une terrible tempête et, seuls rescapés, Jeanne et Thomas échouent sur une île inconnue. Ils ont été si secoués par la mer qu’ils sont devenus muets : la tempête a vidé leur tête des mots qu’elle contenait…

 

Heureusement, le frère et la sœur sont recueillis par Monsieur Henri, un musicien poète et charmeur, qui va peu à peu leur faire découvrir ce qu’est réellement cette île: un territoire magique où les mots mènent leur vie propre.

Mon avis :

Un hymne à la langue française, les nuances de son vocabulaire, la richesse de ses expressions!

C'est sur une île fort surprenante que Jeanne et Thomas échouent après la tempête. J'y étais venue voilà quelques années, j'y reviens pour les besoins d'un défi lecture. J'avais oublié le marché aux mots, où l'on peut choisir celui qui correspond le mieux à son besoin du moment ("Désespérade! Je suis en pleine désespérade!"); la "nommeuse" qui redonne vie aux mots rares pour les sortir de l'oubli; l'hôpital des mots où se trouvent en convalescence des expressions comme "je t'aime", affaiblies d'avoir été trop utilisées (parfois à tort et à travers)...

 

Dans ce roman les mots prennent vie, littéralement, "voletant dans l'air tel un papillon". L'auteur utilise toutes sortes de métaphores pour mieux faire comprendre les règles de grammaire, comme dans la ville des noms où les mots, personnifiés, se "marient" pour bien saisir le rôle des adjectifs ou encore l'accord en genre et en nombre. Les pronoms sont des "remplaçants", les adverbes des éternels célibataires ("Pas moyen de les accorder"). Au bout du compte les mots sont considérés comme "des être vivants rassemblés en tribus" ayant chacune leur fonction, leur rôle. Dans l'usine à fabriquer des phrases, on apprend à "dater le verbe", à nuancer les différentes valeurs du passé.

 

Ainsi tout est imagé afin de stimuler l'imagination du jeune lecteur et faciliter sa compréhension (en science cognitive on parlerait d'évocation). Écrire devient un jeu, une folle aventure mais ô combien passionnante. C'est plutôt bien trouvé, reste à savoir si les enfants accrocheront. J'ai aimé le sauvetage des mots désuets ("A force de n'être jamais appelés, ils sont devenus tristes, de plus en plus maigres, et puis ils sont morts. Morts, faute de preuves d'attention; morts, un à un, de désamour"). Par contre l'auteur aurait pu se passer, selon moi, d'utiliser ici et là des mots vulgaires ("Bec à merde", "nain d'la couille", "Mes s sont adhésifs. Vous n'aurez qu'à vous les coller sur le cul pour devenir des pluriel").

 

On referme l'histoire avec la conviction qu'il faut contrer tous ceux qui tuent la poésie des mots, les Nécrole (le gouverneur de l'île) pour qui les mots ne sont que des outils de communication, et les Jargonos (l'inspectrice) qui démoralise les enseignants avec son charabia de pseudo spécialiste. Manier la langue française doit rester un plaisir, que l'on enseigne sa musicalité et ses subtilités, ou que l'on apprenne à l'apprécier dans toute sa diversité!

Patricia Deschamps, septembre 2019

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