La faute de l'abbé Mouret : Les Rougon-Macquart tome 5

roman d'Emile ZOLA (1875)

Dieu ! Dieu ! murmura le docteur sourdement, il ferait mieux de ne pas se jeter dans nos jambes. On arrangerait l'affaire.

Serge Mouret est le prêtre d'un pauvre village, quelque part sur les plateaux désolés et brûlés du Midi de la France. Barricadé dans sa petite église, muré dans les certitudes émerveillées de sa foi, assujetti avec ravissement au rituel de sa fonction et aux horaires maniaques que lui impose sa vieille servante, il vit plus en ermite qu'en prêtre.

Un jour qu'il suit son oncle, le Dr Pascal, dans sa tournée, il découvre la propriété du Paradou au gigantesque jardin sauvage, gardé par Jeanbernat et sa nièce Albine. Quand Serge tombe malade, c'est là que le Dr Pascal l'envoie en convalescence, sans imaginer les conséquences pour le jeune abbé...

 

Mon avis :

Comme dans le tome précédent, La Conquête de Plassans, le principal protagoniste est un abbé. Cependant les deux personnages n'ont rien à voir et la religion est abordée sous un angle très différent. Avec l'abbé Faujas, il était surtout question d'ambition et la prêtrise est un moyen comme un autre d'accéder à un certain pouvoir politique. Chez le jeune Serge, que l'on voit justement partir en séminaire dans le tome 4, la foi n'est que dévotion aveugle et innocente, ce qui le rend attachant, du moins au début.

 

J'ai beaucoup aimé la première partie. J'ai été contente de retrouver Désirée, la jeune sœur "faible d'esprit" de Serge, avec qui il vit en toute simplicité dans sa petite église délabrée. Il y a aussi la Teuse, vieille servante boiteuse et bavarde, qui derrière ses airs rustres, s'occupe d'eux comme une mère. Le Frère Archangias est nettement moins sympathique: colérique, étroit d'esprit, inflexible, il représente la religion sans concession. Tout ce petit monde évolue sous l'ardent soleil du Midi, dans le petit village des Artaud où l'on trime à cultiver les oliviers. Les fidèles ne se bousculent pas à l'église, mais peu importe: l'abbé Mouret se complaît à prier et méditer en toute tranquillité, aspirant uniquement à une vie sereine consacrée à sa foi ("Tu es le saint de la famille, je compte sur toi pour faire le salut de toute la bande").

 

On sent néanmoins que "les saletés de l'existence" perturbent son aspiration spirituelle. Au village, les jeunes gens ne cachent pas leur lubricité ("Tous les habitants étaient parents, tous portaient le même nom") et il faut marier vite fait des filles enceintes. Dans la basse-cour de Désirée, "la reproduction fatale de l'espèce" le met mal à l'aise. Son culte passionné à la Vierge Marie, qui lui procure un "engourdissement extatique", semble un peu malsain, même si le curé se présente comme un enfant qui veut "être candide (...), sans sexe".

Et puis voilà que Serge découvre le Paradou et la jolie Albine. Le Paradou, c'est un immense jardin à l'état sauvage ("une mer de verdure") où l'adolescente passe ses journées à savourer les beautés de la nature. Albine respire la joie de vivre, la bonne santé d'une vie en plein air. Pour elle, le Paradou, c'est le paradis. 

 

Dans la deuxième partie, Serge tombe malade et son oncle le Dr Pascal, confie sa convalescence à Albine. Ces chapitres-là m'ont semblé très longs car il ne s'y passe pas grand chose. Ce sont des pages et des pages de descriptions pour raconter comment, petit à petit, l'adolescente amène l'abbé à la guérison grâce à leurs balades au jardin. C'est un peu comme une renaissance mystique dans ce qui ressemble fort au jardin d'Eden. Tels Adam et Eve, Serge et Albine s'y promènent des heures durant, jouant comme deux grands enfants seuls au monde. A la sécheresse et la chaleur aride des Artaud, le Paradou oppose son foisonnement de fleurs, de plantes et d'arbres dont on ne semble jamais voir le bout. Se fiant à une légende et bien que "c'est défendu", ils partent à la recherche d'une mystérieuse clairière où se trouverait un arbre gigantesque ayant "une ombre dont le charme fait mourir". On les voit peu à peu perdre leur innocence d'enfant, "s'éveillant à l'amour" ("Tu as besoin d'être aimé, comprends-tu?") jusqu'à commettre le péché originel au pied de ce fameux arbre.

 

Dès lors, leur état d'esprit change. Leur nudité leur semble coupable. "Nous avons péché", se lamente Serge, "nous méritons quelque châtiment terrible...". Ce que s'empresse de confirmer Frère Archangias ("Vous avez désobéi à Dieu"), le ramenant brutalement à son serment.

Dans la dernière partie, on assiste à "l'agonie muette" du jeune abbé tiraillé entre ses vœux et ses sentiments. Il est retourné à son église "au calme triste", menant une "lutte de chaque heure" tel un martyr ("Je suis plus fort que vous ne croyez. Je me guérirai tout seul"). Mais il ne trompe personne ("On ne garde pas ainsi son mal sur la conscience, jusqu'à en étouffer"), la Teuse voit bien qu'il dépérit ("On dirait qu'il se mine") et "tout ce silence vous tourne le cœur".

 

J'ai trouvé le face à face avec Albine dans l'église émouvant. Tandis que chacun avance ses propres arguments, la félicité du Paradou s'opposant au respect de l'engagement pris, Albine ne voit plus que "le fantôme sombre de son amour", tandis que Serge lutte, à moitié fou, "entre l'église invincible et Albine toute-puissante". Désormais plus rien n'est pareil, et retourner au Paradou n'y changera rien ("Le jardin me semble noir, je n'y vois rien de ce que j'y ai laissé"). Une fois encore Emile Zola dépeint une scène finale saisissante, et désolante. A cause de sa foi aveugle, l'abbé Mouret non seulement se prive du bonheur, mais il a aussi mis fin au cycle de la vie, celle-là même créée par son Dieu...

Patricia Deschamps, février 2023


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