Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux est un journaliste, romancier et dramaturge français dont le père était fonctionnaire et qui a suivi des études de droit à Paris.
Il rédige sa première pièce de théâtre à dix-huit ans. Fréquentant les écrivains et philosophes de son temps, il pratique dans les salons mondains l'art de la conversation galante et affine sans le savoir ce style précieux fait d'esprit léger et de naturel qu'on appellera "marivaudage".
En cinquante années de carrière théâtrale, Marivaux fournit vingt-et-une de ses pièces aux acteurs italiens de la troupe de Luigi Riccoboni - à l'époque la Comédie-Italienne est la concurrente de la Comédie-Française. En 1742, il est élu à l'Académie française, battant son concurrent Voltaire.
Parmi ses œuvres les plus célèbres, on retiendra : La Surprise de l'amour (1722), La Double Inconstance (1723), L’Île des esclaves (1725), Le Jeu de l'amour et du hasard (1730), Les Fausses confidences (1737) côté théâtre ; ainsi que La Vie de Marianne et Le Paysan parvenu (romans inachevés).
Sources : Encyclopédie Larousse, L'île des esclaves éd. Magnard (voir ci-dessous)
Écrite en 1725, L’Île des esclaves est la dixième pièce de Marivaux et la première d'un genre nouveau. En effet, après avoir fourni des années durant des comédies sentimentales au Théâtre-Italien de Luigi Riccoboni, Marivaux transporte les personnages typiques de la commedia dell'arte que sont Arlequin et Trivelin sur une île utopique pour y jouer une comédie philosophique. A l'époque le thème de l'esclavage est d'une forte actualité : la traite négrière, en ce début de XVIIIe siècle, est en effet florissante et peu de voix s'élèvent pour s'y opposer.
Arlequin et son maître Iphicrate ont fait naufrage sur une île. Mais pas n'importe laquelle: l'île des esclaves ! Les habitants sont d'anciens esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres et qui ont pour coutume, depuis cent ans, de faire subir à ceux-ci ce qu'ils ont vécu...
Les deux hommes sont accueillis par Trivelin qui leur confirme la situation : désormais Arlequin est le maître et Iphicrate, son esclave !
L'objectif de cette inversion des rôles : "le corriger de son orgueil"...
Mon avis :
Une pièce de théâtre écrite en prose, voilà qui rend plus facile la (re)lecture d'un classique ! D'emblée le texte paraît plus clair malgré le vocabulaire d'époque et, ajouté aux didascalies, plus visuel et vivant : on imagine bien les jeux de scène des personnages ! Le comique se manifeste dès la première scène avec un Arlequin espiègle qui arrête d'obéir dès lors qu'on lui annonce sa position nouvelle de maître: on le voit très bien narguer Iphicrate en lui lançant "Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin ; et le gourdin est dans la chaloupe." ! Profitant de sa position nouvelle, le valet se lâche ("les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules"), n'hésitant pas à exprimer sa rancœur ("tu me traitais comme un pauvre animal", "tu disais que cela était juste parce que tu étais le plus fort"), les humiliations subies au quotidien ("je n'ai que des sobriquets")... Rapidement, le rapport de forces s'inverse, Arlequin finissant par mettre Iphicrate à pied d'égalité par le tutoiement. Celui-ci se cherche des excuses, confus, mais pour le valet, les règles sont claires : "nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là"... En prenant à son maître son épée, symbole de son statut (qui se réduirait donc à un attribut ?), il lui impose physiquement le changement de rôles, déterminé à lui donner une bonne leçon.
Et voilà qu'entrent en scène Cléanthis et Euphrosine, pendant féminin des deux hommes. Pas d'ironie chez Cléanthis, seulement la colère et le ressentiment. Beaucoup plus virulente qu'Arlequin, la jeune femme exprime dans le jeu des portraits celui sans concession de sa maîtresse, qu'elle juge méprisante et capricieuse, et dont elle subit chaque jour les sautes d'humeur. Malgré tout, le passage ne manque pas d'humour, le lecteur imaginant très bien les mimiques de la servante singeant Euphrosine ! Trivelin y joue le rôle de médiateur, encourageant le dialogue entre les deux femmes tout en rappelant qu'il ne s'agit "point de vengeance", plutôt "qu'elle se corrige". Avec cette épreuve des portraits, les maîtres doivent prendre conscience de leur attitude au quotidien et de ce qu'endurent leurs esclaves. Mais Euphrosine fait preuve de mauvaise foi, tentant même de corrompre Trivelin pour qu'il lui fasse un bon rapport ("Quoi ! Vous me conseillez de mentir !")... Elle finit par concéder que "il y a du vrai, par-ci, par-là" bien malgré elle, puisque "il faut bien l'avouer" (les maîtres ont trois ans pour prouver qu'ils ont changé et espérer rentrer à Athènes).
Retour à une ambiance plus détendue avec Arlequin qui, "de bonne humeur" car éméché, se contente d'un portrait concis d'Iphicrate. S'il se moque de l'immaturité de ce dernier, il ne se montre pas du tout rancunier, riant et lui donnant du "mon ami". Le valet fait l'effet d'un bon bougre et Iphicrate semble avoir moins de difficulté qu'Euphrosine à reconnaître ses "ridicules". D'ailleurs celle-ci peine à assumer sa position nouvelle, continuant de tutoyer Arlequin.
Dans la scène 6, Arlequin et Cléanthis s'amusent au jeu de la séduction mais attention : "plus question de familiarité domestique", "traitons l'amour à la grande manière, puisque nous sommes devenus maîtres". Une fois de plus leur attitude fait sourire, eux qui savent si parfaitement imiter leurs patrons pour les avoir si souvent observés (et subis) ! Cependant, si Cléanthis prend la situation très au sérieux, on sent bien que l’inversion des rôles n'est qu'un jeu pour Arlequin qui ne peut s'empêcher d'interrompre la discussion par des remarques et des rires ("je m'applaudis"). Il ne suffit pas d'endosser une veste pour changer l'homme... Arlequin reste "un homme franc, un homme simple dans ses manières" (au sens positif du terme).
A partir de la scène 9, on a l'impression que du temps a passé. Euphrosine apparaît meurtrie, elle se sent rabaissée par Cléanthis et avoue : "J'ai besoin de la compassion de tout le monde". De même Iphicrate se plaint d'avoir subi le mépris d'Arlequin, il se sent blessé : "Tu m'aimes et tu me fais mille injures". L'heure est au règlement de compte ! "Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne"... Les larmes coulent, les hommes se repentent : "si j'avais été votre pareil", constate Arlequin, "je n'aurais peut-être pas mieux valu que vous". On s'excuse, on se pardonne. Chez les femmes, c'est plus compliqué, Cléanthis est furieuse, c'est trop facile ! Mais au final, tout le monde se réconcilie : "je veux être un homme de bien", affirme Arlequin. Car au fond peu importe sa condition sociale, "il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un homme est plus qu'un autre", conclut Cléanthis. Une belle leçon d'humanité !
Patricia Deschamps, février 2017