En nous beaucoup d'hommes respirent

(Auto)biographie de Marie-Aude MURAIL

Le lien le plus sûr avec le passé, ce sont les vivants, ou plutôt ceux qui s'interposent entre nous et la mort, les survivants.

L'Iconoclaste, 2018, 424 p.
L'Iconoclaste, 2018, 424 p.

Des photos, des menus de mariage, des mèches de cheveux, des images pieuses et des liasses de lettres ficelées… Voilà le trésor que Marie-Aude découvre en vidant la maison de ses parents. C’est toute l’histoire de sa famille qui se dessine alors.

 

Il y a Raoul tombant fou amoureux de Cécile avant son départ pour les tranchées, il y a Gérard le poète qui rencontre Marie-Thérèse dans Paris libéré, il y a aussi celle qu’elle fut, et ses mots de dix-huit ans à Pierre, qui deviendra son mari… Toutes ces nouvelles que l’on se donne et ces secrets qui se trament, ces fêtes, ces maisons, les naissances et les deuils. Une vie française sur trois générations.

 

Marie-Aude Murail se joue avec humour de ses souvenirs, elle retourne sur les lieux de son enfance, voit combien ces destins l’ont nourrie, elle, la femme libre devenue écrivain.

(4e de couverture)

Mon avis :

J'ai trouvé fascinante cette démarche de Marie-Aude Murail consistant à s'immerger dans l'histoire familiale. Richement illustré (en couleur) d'extraits de lettres, de photos et autres documents d'époque, le livre fait revivre les personnalités qui l'ont marquée. L'écrivain explique comment elle a enquêté à partir de ces quelques souvenirs conservés pour dévoiler les vies se cachant derrière un visage, un objet. Cependant, à force de détailler les existences de ses aïeuls, Marie-Aude Murail en oublie souvent de parler d'elle-même - la véritable raison qui nous a fait ouvrir cette "saga".

 

Tout commence avec "le roman d'amour" de Raoul et Cécile, ses grands-parents maternels, en pleine Grande Guerre. Ce début m'a semblé trop long: l'écrivain y transcrit de nombreux extraits de la correspondance entre les deux amoureux, c'est un précieux témoignage de poilu, mais on s'éloigne du sujet. Même sentiment quand Marie-Aude Murail évoque les grands-parents paternels (cette fois pendant 1939-45) puis ses propres parents, même si se dessine l'influence, plus ou moins grande, des uns et des autres sur sa personnalité (son père poète, sa mère qui aimait écrire, lui font admettre être "dans un milieu porteur") et sur sa vie ("Moussia soignant Norbert, c'est maman soignant Moussia, c'est moi soignant maman").

 

J'ai commencé à vraiment apprécier le texte lorsque Marie-Aude évoque son enfance puis son adolescence aux côtés de son frère Lorris et de sa sœur Elvire (alias Moka), tous deux également auteurs jeunesse. Leurs jeux témoignent d'une grande inventivité, élément indispensable à la création d'histoires: "J'avais un trésor qui me rendait toute-puissante : l'Imagination"! Très tôt (et très longtemps!), Marie-Aude "fabulait, fantasmait", laissant libre cours à toutes ses "fantasmagories". J'ai également aimé les (rares) fois où elle mentionne comment certains événements ont impacté ses romans. Plus l'oeuvre avance, plus le texte se fait intime, l'écrivain évoquant ses relations avec son mari Pierre, sa sexualité, sa difficulté à affirmer sa féminité, son statut de mère.

 

Mais ce que je trouve le plus intéressant, c'est sa réflexion sur la mémoire. Murail s'interroge sur la fluctuation des souvenirs, leur caractère subjectif, le fait qu'ils se soient déformés avec le temps ou qu'ils aient interféré avec ceux des autres : "Comment faire pour que mes souvenirs d'enfance, heureux ou malheureux, soient vraiment mes souvenirs?". Retournant sur les lieux (notamment la ville du Havre, elle est normande elle aussi!), rencontrant des membres de sa famille perdus de vue, elle est souvent perturbée par le décalage entre ce qu'elle pensait et la réalité des faits ("Le Havre se joue de mes attentes. Cette ville est étrangère. Je ne reconnais rien."). Et puis soudain, "le passé se délivre en vrac", sans qu'elle s'y attende, la submergeant d'émotions. Ces passages-là sont très touchants. On sent qu'elle fait ce qu'elle peut pour tout assimiler, tout ordonner dans sa tête, que son "entreprise" l'éprouve psychologiquement. Et en même temps elle lui semble nécessaire car "une douleur écrite est une douleur pansée". Au risque de blesser son entourage, forcément impacté par ce "travail de remémoration": "C'est l'écueil de l'écriture autobiographique. On est amené, en parlant de soi, à parler des autres".

 

Au bout du compte on referme le livre en ayant l'impression d'avoir parcouru une sorte d'écrit cathartique, que Marie-Aude Murail aurait davantage écrit pour elle, pour se libérer, plutôt que pour son lectorat qui ressort un peu déstabilisé par sa forme et son contenu. Cela reste avant tout un bel hommage personnel à une lignée de femmes qui lui a transmis "à travers le voile de mes doutes et de mes douleurs, la gaieté, la foi, la vitalité" qu'elle s'efforce de partager "quand j'écris pour la jeunesse".

Patricia Deschamps, août 2019


rubrique adultes
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